1947-49: les belles années de la Provinciale
Texte de Christian Trudeau, publié en 2006 sur le site de SABR-Québec
Text by Christian Trudeau, originally published in 2006 on the SABR-Quebec website
Les belles années de la Provinciale
Après les années prometteuses des ligues « hors-la-loi » des années 30, la Ligue provinciale a connu une période difficile. La ligue vit une première saison catastrophique dans le baseball organisé en 1940, ruinée par une température exécrable et bien sûr la guerre. Cette dernière met fin aux activités de la ligue par la suite, étant remplacée par de petites ligues locales, qui incluent des bases militaires.
Avec la fin de la guerre revint les grands projets, notamment le rêve du baseball organisé, qui est toujours très présent. Québec et Trois-Rivières retournent dans la ligue Canado-Américaine, et Granby et Sherbrooke se joignent à la Ligue Frontière, qui a des équipes aussi en Ontario et dans l’État de New York. Les villes restantes sur le territoire de la Provinciale s’organisent dans des ligues modestes. Pendant ce temps, Sherbrooke et Granby connaissent des saisons misérables, avec des équipes peu talentueuses et de longs et coûteux voyages. Sherbrooke finira par déclarer faillite à la toute fin de la saison, et les deux villes quittent la ligue après la saison.
Avec le retour de ces deux grands marchés, on peut espérer la formation d’une nouvelle Ligue Provinciale. Une seule ombre au tableau : Omer Cabana, propriétaire depuis deux décennies des équipes de Granby, a de grandes ambitions pour son jeune fils Gérald : il veut absolument le voir évoluer dans le baseball organisé, et pour se faire il déménage ses pénates et son club de baseball à Geneva, New York, pour rester dans la Ligue Frontière.
Sans Granby, la ligue manque de cohésion géographique. Aux grands maux les grands remèdes, Maurice Guillet, propriétaire de l’équipe de Sherbrooke, met sur pied un autre club à Granby. Bien entendu, cela jette un doute sur la crédibilité de la ligue, le Granby Leader-Mail refusant toute couverture. Mais, avec des clubs situés à Granby, Sherbrooke, St-Jean, St-Hyacinthe, Drummondville, Farnham, Acton Vale et Lachine, les clubs peuvent retourner à la maison après chaque match, en plus de permettre les fameux programmes doubles aller-retour du dimanche qui allaient devenir la marque de commerce de la ligue.
Les débuts de la ligue sont plutôt modestes. Rapidement, il devient clair que Lachine ne peut suivre le pas, et elle quittera la ligue avant la mi-saison. L’organisation est chaotique : on assiste à un grand nombre de protêts, l’horaire est des plus bizarres, certaines équipes jouent 90 matchs, d’autres 65, les mêmes équipes s’affrontent à répétition. Le calibre n’est pas mauvais, mais les gros noms sont rares. La plupart des bons joueurs sont locaux : Roger Bédard (274-11-28) et Roger Vaillancourt (14-5) à Granby, Léo Dupont (,295-2-21) et Louis Poliquin (13-2) à Drummondville, René Valois (,313-2-21) et Jacques « Coco » Tarte (10-7) à Farnham, Maurice Guérin (,301-1-26) et Guy Langlois (,315-3-37) à St-Jean ainsi que Roger Ste-Marie (,340-3-30) et Jean-Paul Tétreault (9-10) à Acton Vale.
Les joueurs locaux sont entourés de quelques vétérans des ligues mineures qui allaient adopter le Québec pour plusieurs années, comme Johnny Bezemes (,376-2-14) à Drummondville, William Clovinsky (,298-1-56) et Kermit Kitman (,317-0-29) à St-Hyacinthe ainsi que Eddie Debs (,389-4-39) et Ernie Balser (10-3) à Granby.
Mais, la ligue fait preuve de beaucoup d’imagination pour recruter des joueurs capables d’améliorer l’équipe et/ou d’attirer les foules. On allait profiter pleinement du fait qu’on était hors du réseau du baseball organisé.
Première cible : les joueurs de hockey et les athlètes en général. Sherbrooke aligne les jeunes Normand Dussault et Gilles Dubé, qui allaient tous les deux jouer avec le Canadien dans les années suivantes. Drummondville y va avec la vedette du présent, le « Rocket » lui-même, Maurice Richard, qui l’instant de quelques matchs, sera leur troisième-but/voltigeur. Maurice montre une puissance certaine, mais le manque de pratique le rattrape : un roulant lui fracture le nez au troisième coussin. Il quittera la ligue au début juillet, probablement sous la pression des Canadiens. Granby n’a pu trouver de joueurs de hockey, mais embauche Frank Morris, vedette de la CFL qui se débrouille fort bien au baseball (,276-6-31). Dans les années suivantes, ce sera Fred Thomas avec Farnham et Sherbrooke, un futur Harlem Globetrotter et membre du temple de la renommée canadien de basketball.
Deuxième cible : les joueurs boudés pour la couleur de leur peau. En plus de Manny McIntyre, un joueur local de hockey que Sherbrooke recrute pour son club de baseball, plusieurs autres joueurs Noirs font partie de la ligue, un phénomène encore rare, Jackie Robinson faisant ses débuts à Brooklyn cette saison-là. Farnham mène le bal, entamant une longue relation avec les Negro Leagues. Fred Morefield (,322-7-34), Jimmy Johnson (,243-1-29) et LeRoy Sutton (3-12) font partie intégrante de l’équipe. St-Jean recrute ailleurs, du côté asiatique. La guerre avec le Japon à peine terminée, voici que Kaz Suga, ancien membre de l’équipe niponne Asahi, de Vancouver, se retrouve au cœur de l’alignement des Braves, frappant pour ,311-6-20.
Troisième cible : les « Mexican Jumpers ». À la suite de la fin de la guerre, les joueurs de baseball abondent, mais le nombre de places dans les majeures reste inchangé : le niveau de talent explose et rapidement, deux millionnaires mexicains, les frères Pasquel décident d’attirer, à grands coups de liasses de billets, des joueurs des majeures pour former une ligue pouvant compétitionner avec les majeures. 17 joueurs des majeures et beaucoup plus des mineures acceptent l’offre. Parmi ceux-ci, on retrouve les Québécois Roland Gladu, Jean-Pierre Roy et Stan Bréard. Après une première saison fructueuse en 1946, la ligue, qui avait des ramifications politiques, commence à couper les vivres, et de plus de plus de joueurs quittent, même si aux États-Unis, ils ont été suspendus. Les premiers à trouver du travail sont les Québécois, qui ont la Ligue Provinciale dans leur cour. Roy revient parmi les premiers et a le temps d’avoir une fiche de 12-5 avec St-Jean.
Sur le terrain, Granby devance St-Jean pour le championnat, mais en séries les champions sont surpris en première ronde par Drummondville, qui se rend en finale, mais est battu par St-Jean.
Forts de cette saison fructueuse, on corrige le tir en améliorant l’organisation, notamment en embauchant plus d’arbitres et en uniformisant l’horaire. Acton Vale quitte la ligue, laissant six organisations bien établies. Les différents propriétaires commencent à délier les cordons de la bourse pour la saison 1948.
À Sherbrooke, Roland Gladu est engagé comme gérant et il amène avec lui plusieurs de ses anciens coéquipiers au Mexique et dans les ligues d’hiver : le voltigeur Francisco Coimbre (,312-8-66), le receveur Lauro Pascual (,232-2-35), le joueur d’avant-champ Jorge Torres (,305-5-57) et les lanceurs Rodolfo Fernandez (6-7) et Wilfredo Salas (3-4) forment le contingent latino-américain de l’équipe. En juin, s’ajoute à eux le puissant cogneur cubain Claro Duany, qui devient le Barry Bonds de la ligue, frappant pour ,365-27-90. À ce groupe se greffent les déserteurs mexicains Adrian Zabala , ancien des Giants de New York qui aura une fiche de 18-8, Paul Calvert, lanceur québécois qui sera presque imbattable (11-1) et le vétéran Ralph McCabe (10-5). Gladu lui même est au sommet de sa forme (,368-11-78) et mène l’équipe à un championnat facile en saison régulière.
Le reste de la ligue n’est toutefois pas en reste. À St-Jean, James « Buzz » Clarkson, une vedette des Negro Leagues qui aura une brève chance dans les majeures avec les Braves en 1951, à 38 ans, défonce la ligue en frappant pour ,408-31-75. Il forme un duo remarquable avec Bobby Estalella, un déserteur mexicain qui a une ligne tout aussi impressionnante de ,374-24-95. Au monticule, le héros local Jean-Pierre Roy est dominant (19-9), tout comme son collègue Terris McDuffie, qui à 42 ans, vient s’amuser et se prouver à lui-même qu’il peut réussir, après avoir dominé pendant 15 ans dans les Negro Leagues. Il a une fiche de 19-8 au monticule, et un dossier de ,342-5-20 au bâton. Roy, qui n’a pas été puni aussi sévèrement que les autres déserteurs, car il n’était pas sous contrat, est réintégré en août et quitte la ligue, avant de revenir pour les séries.
St-Hyacinthe connaît une deuxième moitié de saison endiablée, mené par le vétéran Paul Martin (,356-16-74), de retour au Québec après de bonnes années dans les mineures. Il est épaulé au bâton par l’ancien des majeures Connie Creeden (,430-8-71), le receveur local Oscar Galipeau (,304-16-55) et le vétéran des ligues mineures Gene Nance (,335-14-91). Au monticule, Pete Blumette (11-6), qui avait obtenu 20 retraits au bâton dans un match la saison précédente, est de retour comme as lanceur.
Granby a un alignement beaucoup moins impressionnant, mais sa combinaison de vétérans des ligues mineures, comme Joe Monteiro (,358-13-110), Ernie Balser (15-14) et le gérant Gene Olive (,373-6-65) lui permet de rester autour de ,500.
Drummondville a aussi un alignement plutôt terne, avec le lanceur Jimmy Pearce (10-8 et une carrière dans les majeures à venir) comme seul fait saillant. Mais, en fin de saison, tout change alors que Stan Bréard et le voltigeur Danny Gardella, en provenance du Mexique, viennent donner un coup de main. Gardella, qui avait frappé pour ,272-28-71 avec les Giants de New York en 1945, deviendra célèbre pour le procès qu’il intentera contre le baseball majeur, au sujet de sa suspension.
Farnham ferme la marche au classement, mais est une formidable attraction. Ayant peu de moyens pour rivaliser avec les autres en termes de salaires, l’équipe se retourne vers les Negro Leagues d’où elle tire parmi les meilleurs éléments. Joe Atkins (,384-31-97)., Gabe Patterson (,365-9-28) ainsi que les frères Dave (,365-27-93) et Willie (11-15) Pope font l’envie de toutes les équipes de la ligue.
En séries, les nouveaux ajouts de Drummondville s’avèrent un échec, l’équipe perdant en 3 matchs consécutifs. Sherbrooke bat Granby et St-Hyacinthe fait de même avec St-Jean en demi-finales. La finale s’avère passionnante. Tirant de l’arrière 4-2 dans la série 5 de 9, les Athlétiques de Sherbrooke revinrent de l’arrière pour forcer un neuvième et ultime match. Devant ce qu’on appelle alors la plus grosse foule de l’histoire du baseball à Sherbrooke, soit 5147 spectateurs, Saints et Athlétiques se disputèrent un match complètement fou le 27 septembre. Une mêlée générale éclata en deuxième manche, impliquant les joueurs des deux équipes, les arbitres, la police et quelques spectateurs. Une fois l’ordre rétabli, les A’s prirent les devants 9-7, avant de voir les Saints créer l’égalité en 9e manche. Après deux retraits en fin de 9e manche, les Athlétiques mettent sur pied une poussée, Jorge Torres faisant marquer Pierre Taillefer avec un simple pour donner la victoire et le championnat aux Athlétiques.
Frustrés par leur expérience, les membres de la direction de Drummondville veulent mettre le paquet pour la saison 1949. Ça tombe bien, car les déserteurs mexicains sont de plus en plus isolés. Les équipes ambulantes de Max Lanier sont boudées, sous peine de représailles, et la plupart se retrouvent à faire d’autres boulots pour survivre. C’est ainsi que Drummondville peut signer Lanier (8-1), lanceur étoile des Cards en 1943-44 et Sal Maglie (18-9), relativement inconnu à l’époque, mais qui avait encore 114 victoires dans les majeures dans le bras. Tex Shirley (13-3), ancien des Browns, complète la rotation aux Cubs. Du côté de l’attaque, en plus du retour de Gardella (,283-15-59), on amène un autre déserteur mexicain, Roy Zimmerman (,247-22-73), en plus de recruter des Negro Leagues le vétéran Quincy Trouppe (,277-8-37), qui allait avoir une brève chance avec les Indians quelques années plus tard et les jeunes espoirs Victor Pellot, alias Vic Power (,345-9-54), futur joueur-étoile des majeures, et Roberto Vargas (12-9), qui passa la saison 1955 dans les majeures.
Granby continue sa stratégie d’attirer des vétérans des ligues mineures, pas nécessairement des gros noms, mais des joueurs qui auraient dû être dans les meilleurs circuits mineurs. C’est suffisant pour le deuxième rang. En plus de Monteiro (,292-19-66) qui est de retour, on retrouve Bud Kimball (,314-21-88) et John Cordell (14-11), en plus du lanceur Alfred « Duke » Duperron (13-10).
Sherbrooke conserve les services de Gladu (,305-19-81), Duany (,290-22-99) et Zabala (8-6), en plus d’ajouter Harry Feldman (2-4), Fred Martin (4-4), Ralph Schwamb (4-4) et Ebba St-Claire (,290-8-58), tous des vétérans du Mexique et des ligues majeures.
St-Jean perd Clarkson, Estalella et Roy, mais compense en signant le vétéran des Negro Leagues Quincy Barbee (,342-26-86), les déserteurs mexicains Alex Carrasquel (1-4), Myron Hayworth et Lou Klein (,265-1-3) et le vétéran des majeures Don Savage (,299-7-40). Terris McDuffie (12-10) est de retour comme as-lanceur et pour attirer les foules. Chet Brewer et John Stanley, deux vedettes des Negro Leagues, vient aussi faire son tour (fiches de 4-2 et 3-2 respectivement).
À Farnham, Joe Atkins (,253-21-71) et Dave Pope (,293-22-87) sont de retour comme piliers de l’offensive, appuyés par le jeune Al Armour (,348-8-67). Willie Pope (12-10) est de retour au monticule.
La venue de Walter Brown (9-11), qui était avec les Browns de St-Louis la saison précédente, n’aide pas St-Hyacinthe, qui chute en dernière place, malgré de bonnes performances de Paul Martin (,316-4-47) et Gene Nance (,289-15-62).
Tout fonctionne pour le mieux pour la Provinciale, qui est constamment dans les nouvelles partout en Amérique, d’abord pour les signatures des gros noms, puis chaque fois qu’il y a du nouveau dans les procès de Danny Gardella et de Max Lanier et Sal Maglie contre le baseball majeur. Finalement, tout éclate le 13 juin, alors que le baseball majeur réadmet les déserteurs mexicains.
Le président de la ligue Provinciale Albert Molini se fait rassurant, clamant haut et fort que les joueurs sont heureux au Québec et qu’ils y termineront la saison. Toutefois, la réalité est tout autre : Sherbrooke perd dans les jours suivants Zabala, Feldman et Fred Martin, Max Lanier quitte Drummondville, alors que St-Jean perd Carrasquel et Lou Klein, ce dernier rachetant son contrat pour 1500$ après quelques matchs seulement, retournant directement à St-Louis.
Toutefois, certains restent, soit par manques d’offres dans le cas des joueurs plus marginaux, soit, aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, parce qu’on leur offre plus pour qu’ils restent ici. C’est l’approche de Drummondville, auprès de Gardella, Zimmerman et Maglie. Ce dernier aurait reçu 15 000$ à 20 000$ pour terminer la saison avec l’équipe, beaucoup plus que ce qu’il aurait obtenu ailleurs.
La question de la source de cet argent demeure ouverte. Les communautés se sont ralliées derrière leurs équipes, et on ne manque pas l’occasion de passer le chapeau suite à une victoire importante, question de donner les bons incitatifs à nos joueurs… Il semble fort probable qu’une partie de cet argent était issue des fortes sommes pariées sur le match de la ligue. On retrouve de nombreuses rumeurs sur l’implication des dirigeants de la ligue dans ces réseaux de paris et de potentiels matchs truqués. Le parcours de Drummondville en séries illustre bien cette possibilité.
Sur le terrain, la saison doit se poursuivre, et on veut maintenir l’intérêt des amateurs, qui ont rempli les stades depuis le début de la saison. On leur amène quelques vétérans des ligues majeures sur la pente descendante, question d’avoir quelques noms connus, comme Johnny Corriden, Bill Brandt et Lou Knerr à Sherbrooke, Charles Brewster à St-Hyacinthe et Walt Signer et Glenn Gardner à St-Jean. Sherbrooke retourne aussi dans ses racines cubaines, attirant un joueur qui avait été considéré par Branch Rickey pour être le premier Noir dans le baseball organisé, Silvio Garcia. Pas très doué défensivement et sans position fixe (il joue partout à l’avant-champ), celui qui roule sa bosse dans les ligues cubaines, mexicaines et les Negro Leagues depuis une douzaine d’années frappe pour ,315-4-76. La puissance allait suivre dans les années suivantes, Garcia se payant le luxe d’une triple couronne dans la Provinciale dès 1950.
Les champions de la saison régulière, Drummondville, triomphent difficilement de St-Hyacinthe en demi-finale, qui nécessite le maximum de 9 matchs. St-Jean sort les champions défendant, Sherbrooke, alors que Farnham voit ses efforts récompensés par des victoires sur Granby, puis en demi-finale sur St-Jean.
À la surprise de tous, Farnham tient bon dans la finale, et pousse la série à la limite de 9 matchs. Drummondville envoie son as Sal Maglie au monticule contre le vétéran Willie Pope. Farnham mène 1-0 en 7e manche lorsque Drummondville explose pour 5 points, en route vers le championnat.
La notoriété et le succès de la ligue fait en sorte que les dirigeants ne peuvent plus ignorer les demandes d’adhésion au baseball organisé. Le président Albert Molini donne sa démission en échange du statut de Classe C pour 1950.
Si la ligue obtient ce qu’elle voulait, elle laisse de côté cette grande liberté d’action qui caractérisa ces belles années de la Provinciale. Après quelques saisons de grande autonomie, la ligue tombera dans le réseau des clubs-écoles qui allaient être une cause importante de son déclin.